Olivier De Schutter :
« Notre modèle agricole mondial est à bout de souffle »
Le Monde | Propos recueillis par Gilles van Kote
Une crise des prix alimentaires, les débats sur les agrocarburants ou sur les « accaparements de terres », un duel à fleurets mouchetés avec Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) jusqu'en 2013 : les six années qu'a passées le juriste belge Olivier De Schutter au poste de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation ont été bien remplies. Alors que son mandat arrive à échéance et que la Turque Hilal Elver lui succède, il affirme que le modèle agro-industriel est dépassé et que la solution aux défis alimentaires actuels ne viendra pas des Etats mais des citoyens.
Quels progrès ont été effectués sous
votre mandat en matière de droit à l'alimentation ?
Olivier De Schutter
L'accueil qu'a reçu mon rapport final, que j'ai présenté en mars au Conseil des
droits de l'homme des Nations unies, montre un consensus qui aurait été
inimaginable il y a six ans. En premier lieu sur le fait qu'il faut aider chaque pays à se nourrir lui-même et que la question de l'alimentation ne
pourra pas être résolue par la concentration de la production dans les
régions les plus efficientes, l'aide alimentaire et le commerce international. C'est un premier changement de
paradigme.
Le deuxième changement, c'est
l'importance qu'a pris la question de la nutrition, un sujet largement occulté
depuis trente ans. Enfin, troisième changement : la prise de conscience que
notre modèle agricole, fondé sur des intrants intensifs (engrais et pesticides)
et dépendant de l'industrialisation toujours plus poussée de l'agriculture, est
à bout de souffle. Il faut donc changer de cap et
aller vers
l'agroécologie. Le problème, c'est que les Etats rencontrent beaucoup
d'obstacles pour passer du discours
aux actes.
Pouvez-vous être plus précis
?
Je dénombre quatre verrous. Le premier
est d'ordre technologique : la modernisation de l'agriculture mondiale s'est
fait uniquement selon un modèle productiviste. Le deuxième est socio-économique
: de grands acteurs dominent le marché, aussi bien au niveau des producteurs
d'intrants que des industries de transformation. La possibilité pour de petits
acteurs ou même des acteurs de taille moyenne de créer des
alternatives est donc très limitée.
Le troisième obstacle est culturel : nos modes de vie pressés dépendent d'une alimentation transformée et facile à préparer. Enfin, l'obstacle politique : les gouvernements sont sensibles aux intérêts de leurs grandes entreprises agro-alimentaires, qui se trouvent de fait disposer d'un droit de veto sur les transformations d'ensemble.
Le troisième obstacle est culturel : nos modes de vie pressés dépendent d'une alimentation transformée et facile à préparer. Enfin, l'obstacle politique : les gouvernements sont sensibles aux intérêts de leurs grandes entreprises agro-alimentaires, qui se trouvent de fait disposer d'un droit de veto sur les transformations d'ensemble.
Les Nations unies ont fait de 2014
l'année de l'agriculture familiale, mais ne reste-t-on pas dans le pur discours
?
Il y a une prise de conscience de ce que
l'agriculture familiale apporte en matière de réduction de la pauvreté rurale,
de gestion raisonnée des écosystèmes ou de diversité des productions agricoles
et des systèmes alimentaires. Mais rares sont les gouvernements ayant les moyens
budgétaires de la soutenir, comme l'a
fait le Brésil, qui a compris
la nécessité d'organiser la
coexistence entre agriculture industrielle et agriculture
familiale.
Quelle est la part de responsabilité des
pays en développement, qui négligent leurs propres agriculteurs depuis des
décennies ?
Il existe un problème de perception de ce
qu'est la modernisation de l'agriculture. Elle est vue et comprise par les
élites de ces pays comme une industrialisation toujours plus poussée. Quand on
parle avec les dirigeants des pays les moins avancés, on constate que leur
vision consiste à effectuer chez eux la
même transformation qui s'est opérée au Nord tout au long du XXe
siècle vers une agriculture industrialisée, remplaçant les hommes par des
machines et utilisant de fortes doses d'intrants.
A cela s'ajoute un problème politique qui
est celui de la sous-représentation des petits agriculteurs dans les structures
de décision. C'est une frange importante de la population mais qui a du mal à se
faire entendre par manque
d'organisation. L'idée qu'il s'agit d'une catégorie de la population vouée à disparaître continue
à être dominante. Alors
qu'il serait de l'intérêt des Etats concernés de revenir sur une
vision qui, depuis trois décennies, les a conduits à négliger les
agriculteurs dans leurs politiques publiques.
Peut-on compter sur les
gouvernements actuellement en place pour mettre en place ces
réformes, alors que nombre d'entre eux semblent donner la priorité à
des intérêts particuliers plutôt qu'au bien commun ?
L'absence de prise en compte de l'intérêt
général et des intérêts à long terme des populations rurales est un obstacle
considérable. Beaucoup de réformes, dont chacun reconnaît pourtant la nécessité,
sont rendues difficiles par le fait que ces gouvernements n'ont pas à rendre de comptes à
leur population. Et une raison pour laquelle certains pays ont fait leur
révolution agricole, en fournissant des intrants à leurs agriculteurs et sans
s'attaquer aux raisons
structurelles de leur faible productivité, c'est que les intérêts des
gouvernements étaient très proches de ceux des fournisseurs d'engrais ou de
pesticides.
Que pensez-vous du rôle de plus en plus
important du secteur privé dans les politiques de soutien à l'agriculture dans
les pays du Sud ?
La montée en puissance du secteur privé,
à travers des partenariats comme la Nouvelle Alliance pour la sécurité
alimentaire et la nutrition ou des fondations philanthropiques comme la
Fondation Gates, est un phénomène dont on ne mesure pas encore la portée. Le
problème que j'y vois est que l'agenda du secteur privé n'est pas forcément
convergent avec celui de la réduction de la pauvreté rurale et du renforcement
des capacités des petits agriculteurs. Le savoir-faire du secteur privé est
irremplaçable, mais il revient aux gouvernements d'encadrer ses activités et de
canaliser
l'investissement privé vers la réduction de la pauvreté
rurale.
Dans le cadre de la Nouvelle Alliance,
des gouvernements s'engagent en matière de cession de terres agricoles et de
développement d'infrastructures en passant par dessus la tête des populations.
Dans plusieurs pays où je me suis rendu, la Nouvelle alliance est considérée
comme une initiative technocratique d'où la dimension participative est
totalement absente. Je constate qu'il existe aujourd'hui un agenda «
schizophrène » entre un secteur privé qui donne le ton sur la manière dont se
transforment les systèmes agro-alimentaires et des gouvernements qui voudraient
aller dans une autre
direction mais n'ont pas tous les leviers en main.
La nécessité pour les pays les moins
avancés de se doter d'un socle de
protection sociale dans le cadre de la lutte contre la faim est une idée qui
semble progresser...
Il s'agit de l'une des évolutions les
plus prometteuses de ces trois ou quatre dernières années. Pour un pays en
développement, se doter d'un système de
protection sociale constitue un investissement dont les bénéfices à moyen terme
seront considérables. Une protection sociale solide entraîne une baisse
mécanique du taux de natalité – le nombre d'enfants faisant aujourd'hui office
d'assurance-vieillesse pour les plus pauvres– et une augmentation de
l'investissement dans l'éducation.
Avec la rapporteuse spéciale des Nations
unies sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté, Magdalena Sepulveda, nous
avons proposé la création d'un fonds mondial pour la protection sociale. Il
s'agit de donner aux pays les
moins avancés la garantie que leur système sera financé en cas de catastrophe
naturelle, de baisse de leurs recettes d'exportation ou d'augmentation de leur
facture d'importations.
Dans votre rapport final, vous appelez à
mettre un terme aux
politiques basées sur des prix alimentaires peu élevés. N'est-ce pas paradoxal
?
L'idée que l'on ne peut aider les populations
pauvres qu'en leur garantissant l'accès aux denrées alimentaires à un prix
abordable relève du passé, car elle revient à limiter les revenus
des petits agriculteurs et à maintenir une
approche « low cost » de l'agriculture. Il faut aujourd'hui que les plus pauvres
soient aidés par des politiques publiques redistributives qui leur garantissent
le droit à une protection sociale.
Tout au long de votre mandat, vous avez
bataillé avec Pascal Lamy, alors directeur général de l'Organisation mondiale du
commerce (OMC). Vos divergences perdurent-elles ?
Le fantôme du XXe siècle hante
toujours l'OMC, qui fait figure de dernier des Mohicans. De toutes les agences
internationales qui s'intéressent aux questions d'agriculture et d'alimentation,
l'OMC est la seule qui n'ait pas fait sa mue vers la reconnaissance de la
nécessité pour chaque pays d'assurer sa production
alimentaire et d'investir dans les
sytèmes locaux.
J'ai vu cette mue s'opérer partout, que
ce soit à l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture
(FAO) ou à la Banque mondiale, mais l'OMC continue de défendre un modèle
dépassé, qui consiste à accentuer la division
internationale du travail, au risque d'une dépendance de plus en plus forte des
régions les moins compétitives. La crise des prix alimentaires de 2008 a montré
la grande vulnérabilité qui résultait de ce modèle pour les pays en voie de
développement.
Une crise similaire pourrait-elle se
produire de nouveau
aujourd'hui ?
La crise de 2008 a résulté d'une réaction
de panique par rapport à des informations sur le niveau des stocks de matières premières agricoles et sur la
qualité des récoltes. Il y a eu un effet domino, certains pays limitant leurs
exportations, d'autres achetant en masse. Un élément a été amélioré depuis : la
capacité de la communauté internationale à réagir aux crises
grâce à la mise en place du Système d'information sur les marchés agricoles
(AMIS), qui limite les risques de réaction en chaîne, et au développement des
systèmes d'alerte précoce dans les pays du Sud.
Malheureusement, les facteurs structurels
de deséquilibre perdurent. Il en est ainsi de l'augmentation de la consommation de protéines animales ou
d'agrocarburants dans le monde comme de notre incapacité à traiter le problème
du gaspillage et des fuites dans les systèmes agro-alimentaires. Je ne suis par
conséquent pas du tout rassuré : nous allons au-devant d'une période de prix
alimentaires élevés et volatils, qui vont nécessiter de la part
des gouvernements des mesures beaucoup plus énergiques que celles qui ont été
prises jusqu'à présent.
Vous appelez notamment à la fin des
politiques de soutien aux agrocarburants...
Les Etats se sont trompés dans leur
appréciation sur les agrocarburants, et c'est quelque chose de très difficile à
reconnaître pour
leurs dirigeants. Ils n'ont pas anticipé les trois grands impacts des politiques
de soutien, menées notamment par les Etats-Unis et l'Union européenne : la connexion des prix
alimentaires avec ceux de l'énergie, ce qui a entraîné une plus grande
volatilité ; une spéculation très forte sur les matières premières agricoles ;
et une pression considérable sur les terres dans les pays en voie de
développement.
Ces effets sont aujourd'hui parfaitement
connus, mais c'est un domaine où l'idéologie l'emporte sur la science et où l'on
n'a pas eu encore le courage de revenir sur les
promesses faites aux investisseurs. Pour moi, c'est un échec de ne pas avoir réussi à
infléchir le cours de
ces politiques.
Faudra-t-il une crise mondiale majeure
pour faire bouger les Etats
?
Il appartient à chacun d'entre nous de
tirer les
conséquences de ce que nous savons sur l'impact du gaspillage alimentaire, de la
consommation de viande et d'agrocarburants. Je suis relativement optimiste, car
je sens une impatience de plus en plus vive face à la lenteur des gouvernements.
Si les citoyens ne prennent pas eux-mêmes les choses en main, on risque de
devoir attendre une crise
majeure qui nous contraindra à des changements de comportement de manière
beaucoup plus drastique.
Le changement doit venir des pays
industrialisés, car, à travers nos modes de consommation, nous sommes
responsables de cette pression sur les ressources qui introduit une concurrence
entre populations riches du Nord et pauvres du Sud. L'Union européenne utilise
ainsi 20 millions d'hectares de terre dans les pays du Sud, notamment au Brésil
et en Argentine, pour
produire le soja
consommé par ses élevages industriels.
Qu'avez-vous appris au long de vos six
années de mandat ?
Je croyais à la toute-puissance de
l'Etat, je crois aujourd'hui à la toute-puissance de la démocratie. Je ne pense
plus qu'il faille attendre passivement
que les gouverments agissent d'eux-mêmes. Les blocages sont trop nombreux ; les
pressions qui s'exercent sur eux, trop réelles ; et les acteurs faisant obstacle au changement, trop puissants.
Je pense que la transformation des
systèmes alimentaires s'opérera à partir d'initiatives
locales. Partout où je vais dans le monde, je vois des citoyens qui en ont assez
d'être considérés comme
des consommateurs ou des électeurs et veulent être de véritables
acteurs du changement
en cherchant à inventer des façons
plus responsables de produire et de
consommer.
Le message final que je remets aux
gouvernements, c'est la nécessité de démocratiser les
systèmes alimentaires. Cela signifie qu'ils doivent admettre qu'ils ne détiennent pas toutes les solutions et qu'il faut
accorder une grande
place aux citoyens dans la prise de décision. Je crois aujourd'hui davantage à une transition imposée par des initiatives venues d'en bas que par des réglementations imposées d'en haut.
« Les pays riches doivent
progressivement rompre avec les politiques agricoles tournées vers l’exportation
et permettre au contraire aux petits agriculteurs des pays en développement
d’approvisionner les marchés locaux, » a déclaré M. De Schutter.
« Ils doivent également refréner leurs revendications grandissantes de terres agricoles mondiales en maîtrisant la demande en alimentation animale et en agrocarburants, et en réduisant les gaspillages alimentaires. »
« Ils doivent également refréner leurs revendications grandissantes de terres agricoles mondiales en maîtrisant la demande en alimentation animale et en agrocarburants, et en réduisant les gaspillages alimentaires. »
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